Conséquences poïétiques et esthésiques induites par l’utilisation d’agents neuromimétiques au sein du processus de création
Dans ce mémoire (cf. lien ci-dessous), Mathieu Sauneuf s’intéresse de manière détaillée aux questions d’esthétique que pose l’usage de systèmes neuromimétiques dans la création musicale, en abordant ces questions d’un point de vue sémiologique, bienvenu pour compléter le travail de mon ami Robin Meier sur ce un sujet tout à fait connexe (cf. son mémoire d’études en composition électroacoustique, Nice 2004).
Ce travail de réflexion est pour l’essentiel fondé sur l’analyse de sept réalisations dont je suis co-auteur (Caresses de Marquises, Symphonies des machines, Amplification/synaptique, Préludes aux préludes et Last Manœuvres in the Dark, cf. Créations) ou pour lesquelles j’ai contribué plus ou moins directement (L’écarlate, de Tœplitz & Gourfink, For Alan Turing de Robin Meier).
Après une courte introduction qui présente succintement le paradigme connexionniste, fil rouge du mémoire, dont relève la computation neurale, une première partie expose la conduite de la sémiologie entreprise selon la nature des œuvres étudiées.
La seconde partie du mémoire est consacrée aux aspects poïétiques des œuvres réalisées, en abordant surtout les questions de leur écriture « [qui] consiste à définir des modalités d’apprentissage », au moyen d’ « un outil dont le développement n’en est qu’à ses balbutiements. » (p. 127). La réflexion menée ici me semble d’autant plus pertinente que Mathieu Sauneuf décrit en détail une pratique musicale expérimentale, « [qui] déplace les rapports existant dans la musique électroacoustique entre l’œuvre, son compositeur, l’interprète et l’instrument », créant ainsi des conditions où « l’œuvre n’émerge qu’à la condition d’un dialogue, d’une interaction entre la subjectivité de l’homme et la rationalité de la machine simulant un comportement autonome. » (p. 127). Une écriture connexionniste est envisagée à travers celle des programmes informatiques, de leur contrôle et de la synthèse sonore. Bien que cette pratique en est encore à un stade émergent, Mathieu Sauneuf y décèle un « potentiel considérable », lequel « permet de contourner le problème de la représentation des musiques électroacoustiques » dès lors que « la capacité à développer différentes dynamiques d’apprentissage [...] permet au réseau d’explorer différentes situations musicales » : « le contexte musical est non plus seulement représenté, mais intégré dans la machine », faisant que « le résultat sonore est donc le produit d’une interactivité intelligente [dont] l’écriture constitue l’un des enjeux » (pp. 92-93). De ce fait, comme le relève Mathieu Sauneuf, l’exploration des frontières de l’écriture atteint ici celles de l’oralité, sujet abordé et qui me touche tout particulièrement. Dès lors, si « un système connexionniste fait l’objet d’une écriture, au même titre que l’instrument numérique, [...] le compositeur élabore un système neuronal » d’où émerge un « discours musical [qui] est plus le résultat de la prise en main de ce système, ou d’un dialogue avec lui, que celui de la production de structures musicales en temps réel, car cette production échappe en partie à son utilisateur ». Par ailleurs, on ne manque pas de relever dans ce discours que les entités traditionnellement établies : “sujet”, “compositeur”, “instrumentiste”, et “utilisateur” tendent à s’y brouiller (cf. p. 85-88, 106 et suivantes).
C’est dans la troisième partie de ce mémoire que sont abordées les questions de la perception de ces œuvres qui relèvent d’une « esthétique de la démonstration » et « portent les traits d’une pratique qui cherche à justifier son intérêt. » (p. 89). S’il me semble que cet aspect démonstratif peut être exagéré du fait des publications citées, l’enjeu principal reste « un principe d’interaction d’un nouveau genre [...] caractérisé par l’incertitude de la réponse donnée par le système qui ne réagit plus à coup sûr mais répond de façon autonome », faisant qu’ « on ne se trouve pas ici face à une interaction de commande, comme c’est le cas dans l’utilisation d’un programme conventionnel ». Ces œuvres « sont donc plus que de simples systèmes génératifs, étant donné que l’élément qui constitue le point central de leur esthétique est l’interactivité », et celle-ci n’est plus une simple médiation d’accès à l’œuvre puisque, comme il est bien noté, s’y dessine un nouvel équilibre entre l’ouverture du système, sa propre autonomie et un « aléa contrôlé » (cf. pp. 104-111, 117). Mathieu Sauneuf est alors amené à distinguer l’interactivité endogène, où l’autonomie du système n’est pas perçue de l’auditeur, de l’interactivité exogène où « il est possible d’entendre le réseau de neurones adapter sa production sonore ». Cependant, dans les deux cas, « si la réponse comportementale du système connexionniste est imprévisible, elle doit, dans la mesure du possible, faire sens pour son utilisateur ». Mathieu Sauneuf décrit par la suite comment ces situations d’interactivité peuvent être mises en forme de différentes manières, d’opposer l’interactivité “locale” qui se manifeste dans le dialogue homme/machine de celle “globale”, laquelle porte sur le sens et la finalité de l’échange, et suscite « une forme de jeu [...] basé sur une sorte de principe de tension/détente, de satisfaction des attentes et de déception », autant que « sur cette acceptation des conditions unissant l’utilisateur au système connexionniste. » (p. 112-120).
Enfin, pour terminer, Mathieu Sauneuf envisage que l’analyse menée gagnerait à être étayée d’une analyse au “niveau neutre” des œuvres, celui du « seul matériau musical », au moyen d’une analyse paradigmatique faite en regard de l’évolution des paramètres du système connexionniste. Si l’on peut noter que « la difficulté que pose l’analyse de ce type d’œuvre est en grande partie liée à la complexité de systèmes qui dépendent d’un grand nombre de données », je m’accorde à considérer aussi, qu’à ce stade de l’évolution de cette pratique, non seulement il semble encore difficile de ne pas solliciter la collaboration des auteurs (c’est entendu !), mais aussi « nécessaire de s’attacher aux modalités de l’interaction entre l’utilisateur et le système connexionniste » et ceci, notamment, « selon la finalité de l’échange entre l’homme et la machine ». Autrement dit, bien qu’ « il n’est certes pas évident, dans le cadre d’une situation d’interactivité intelligente [...] d’envisager ce que pourrait être la finalité d’une œuvre », « cette exigence peut déjà constituer un critère d’analyse de l’esthétique d’une œuvre interactive pour réseau de neurones ». J’entrevois là les prémisses d’une méthode qui doit donc commencer par « évaluer l’ergonomie cognitive de l’interactivité intelligente qui unit le sujet au système connexionniste, en envisageant cette situation de dialogue sous l’angle de sa finalité. » (p. 121-124, c’est moi qui souligne).
C’est en effet bien parce qu’on a affaire à une véritable « situation de dialogue » que, comme le préconise Francisco Varela (cf. Autonomie et connaissance, essai sur le vivant, 1980-1989) - cité par Mathieu Sauneuf en conclusion : « lorsque nous voulons faire comprendre à un interlocuteur l’organisation d’une machine particulière, nous utilisons le concept de fin parce qu’il éveille son imagination et, de ce fait, réduit notre tâche explicative. En d’autre termes, le concept de fin invite l’interlocuteur à réinventer la machine dont nous parlons ». Pour ma part, j’envisage aussi le cas où l’interlocuteur serait la machine elle-même, devenant capable de se réinventer, et l’écriture qui le permettrait si tant est qu’elle est possible...