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A propos de Musique, mythe, nature ou les dauphins d’Arion, de François-Bernard Mâche

8 janv. 2008

A propos de Musique, mythe, nature ou les dauphins d’Arion de François-Bernard Mâche, d’analyse musicale, de zoomusicologie et de neurosciences

J’ai dévoré Musique, mythe, nature ou les dauphins d’Arion de François-Bernard Mâche peu après sa sortie en 1983, alors que je commençais à la Sorbonne des études « sérieuses » de la musique (ou le contraire : des étude de musique « sérieuse »). Je ne pensais pas qu’il m’inspirerait autant, ni en quoi ou comment j’allais aussi suivre ce projet, tout en étant pas toujours d’accord avec les idées de son auteur. L’ouvrage semble malheureusement épuisé, et je regrette de ne pas le retrouver après toutes ces années.
Avec le recul, il me semble que les idées développées, plus ou moins implicitement kantiennes ignoraient magnifiquement le courant sémiologique que développait Jean-Jacques Nattiez qui, lui, cherchait au contraire à distinguer les aspects purement contemplatifs (esthesis) de ceux de l’acte créatif (poïesis) : l’un attribue à la Nature et à ses habitants animaux des facultés que l’autre n’attribue - par défaut - qu’à l’Homme, défaut qu’il me semble aujourd’hui devoir à un paradigme sémiologique historiquement fondé sur la linguistique : si j’appréciais aussi cette dernière approche pour sa rigueur méthodologique, je trouvais néanmoins beaucoup de justesse dans les intuitions exposées par Mâche, intuitions dont l’explicitation reste des plus délicates.
Ainsi la partie à propos des « concerts » d’oiseaux m’avait beaucoup marqué parcequ’il me rapprochait des observations ornithologiques que je faisais dès avant le bac... Sceptique sur les propos sur le sens « esthétique » chez des Pics qui feraient des “concerts”, je pensais qu’ils restaient à démontrer « scientifiquement » (il me semblait qu’il faille seulement se faire l’avocat du diable : pourquoi le sens esthétique serait le propre de l’homme ? qu’est-ce qu’être scientifique ?). C’était une approche déjà bien avancée qui prend un certain essort aujourd’hui, certainement grâce aux récentes avancées de l’analyse musicale, de l’ethologie, des neurosciences et des technologies numériques.
Par exemple, dans cet entretien de François-Bernard Mâche, je note tout particulièrement l’insistance sur la question de la répétition et de la variation, notions fondamentales au rythme, à la musique et, plus généralement, au jugement et à l’entendement - autrement dit la cognition en général, envisagée d’un point de vue physiologique qui avait enfin fait un peu le deuil de Helmholtz :
"[...] Par exemple, l’accélération d’un son parallèlement à son intensité croissante. C’est un geste qui est ancré dans la physiologie de beaucoup d’espèces vivantes. Autre exemple, la répétition qui est un universel des musiques humaines mais aussi des musiques animales. Quelles répétitions ? Comment ? À quel taux ?
Quelle est la différence entre répétition et variation ? Peut-on répéter sans varier ?
Il semble exister à la fois une sorte de catalogue de base et un mode d’emploi commun à toutes les espèces capables de jouer avec des signaux sonores."

ou, plus loin :
« Lorsqu’une pie-grièche à poitrine rose imite le chant du coq, elle ne peut pas le faire dans le registre d’origine ni même dans le tempo d’origine, elle n’a pas assez de souffle ; alors elle transpose. De sorte que si on enregistre l’imitation et qu’on ralentit ensuite on retrouve le chant du coq. Cela veut dire qu’elle a une vision de la forme sonore globale et qu’elle est capable de la manipuler. »...

C’est aussi dans ce sens que j’aime orienter la partie analytique du code de Morphologie pour la recherche de structures sous-jacentes, en ayant souvent cette idée quelque part en tête en la développant, comme une possibilité de validation : si une méthode permet de mettre évidence l’évolution de structures de productions sonores animales, alors elle devrait pouvoir permettre l’analyse de la plupart de productions musicales des hommes, en ce sens que la méthode devrait pouvoir trouver des structures inattendues.

Comme le souligne François-Bernard Mâche, cette approche analytique presque traditionnelle de la musique, que prolonge aussi d’une certaine manière Marc Chemillier à l’EHESS, peut être avantageusement mise en perspective par l’étude des facultés des systèmes neuronaux, elle-même mise en relation avec des phénomènes sociaux, ce qui nous rapproche, par ailleurs, de l’ethnomusicologie :
« Les édifices de l’imaginaire musical semblent bâtis sur des fondations simples et robustes fournies par des réseaux neuronaux précâblés dont une part est sans doute commune à tous les vertébrés. Là comme dans beaucoup de domaines, l’homme en tire des combinaisons si variées qu’il peut avoir l’impression de les avoir imaginées de part en part, en oubliant les archétypes élémentaires, et rudimentaires, sur lesquels elles se fondent la plupart du temps. Que la musique s’inspire consciemment ou non des chants d’oiseaux, elle en est de toute manière plus proche qu’on ne l’a cru. »...
N’est-ce pas là le mythe de la caverne revisité qui serait finalement, en empruntant le titre d’un ouvrage de Gerald Edelman, Prix Nobel de médecine et auteur d’une théorie de la sélection de groupes neuronaux, à la fois « plus vaste que le ciel » et au plus profond de nous ?
Nous touchons bien là à la délicate question des universaux et non pas seulement à ceux de la musique, que l’ethnomusicologie a cru - ou croit encore - pouvoir résoudre de manière plus ou moins pertinente. Ainsi, j’adhère en grande partie aux propos plus récents de Mâche publiés dans l’ouvrage du MIT « The Origins of Music », lesquels apporte une critique constructive de la musicologie qu’il reste à développer, et apportent, il me semble des éléments de réponse aux questions pertinentes de Simha Arom, dans le même ouvrage, quant à l’existence éventuelle de production musicale chez l’animal...


Références bibliographiques

  • Simha Arom : « Prolegomena to a Biomusicology », in : The Origins of Music, L. Nils & al ed., The MIT Press, Cambridge Ma., Londres, 2000
  • Gerald M. Edelman : Plus vaste que le ciel : une nouvelle théorie générale du cerveau, Odile Jacob, Paris, 2004
  • Marc Chemillier : Les mathématiques naturelles, Odile Jacob, Paris, 2007
  • François-Bernard Mâche : Musique, mythe, nature, ou Les dauphins d’Arion, Collection d’Esthétique, Ed. Klincksieck, Paris 1983
  • François-Bernard Mâche : « The Necessity of and Problems with a Universal Musicology » in : The Origins of Music, L. Nils & al ed., The MIT Press, Cambridge Ma., Londres, 2000

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